Depuis 2015, la FMA s’est investie dans la collecte, la préservation et la transmission de l’histoire du Monastère bénédictin de Toumliline, près d’Azrou, et des Rencontres Internationales (RI) qui s’y sont tenues de 1956 à 1967. Cette démarche mémorielle n’est ni nostalgique ni traumatique, sans regrets ni contrition ; elle se veut vivante et participe à l’engagement collectif et citoyen de construire ensemble un avenir commun. En prenant connaissance et appui sur un passé et ses enseignements, notre génération et les suivantes oseront, tenteront, sauront, pourront accueillir l’Altérité, les différences, et d’abord les différences religieuses.

La FMA souhaite par ces publications, montrer aux jeunes générations de Marocaines et de Marocains comment le socle plusieurs fois centenaire du pluralisme religieux au Maroc, porté par une longue histoire commune entre Musulmans et Juifs, a su accueillir et rencontrer, pour le meilleur, des Chrétiens venus au Maroc dans le sillage du protectorat. Toumliline incarne, à ce titre, un modèle exemplaire de cette rencontre fructueuse : tout d’abord parce que cette rencontre des trois religions à Toumliline a été une rencontre chaleureusement fraternelle, mais aussi parce que le dialogue théologique qui s’y est épanoui fut d’un niveau exceptionnel auquel il est important que le public marocain ait accès, pour le connaitre et se le réapproprier.

Pour entrer véritablement dans les textes qui sont proposés à la lecture, il faut répondre au préalable à une question importante qui est systématiquement posée aux membres de la FMA lors des débats organisés à propos du monastère de Toumliline : Pourquoi les moines sont-ils venus au Maroc si ce n’est pour convertir les Musulmans ou les Juifs ? Redonnons la parole aux acteurs de l’époque qui, déjà, avaient eu à répondre à cette question :

« Vous voudriez savoir ce que font les Bénédictins de Toumliline. (…) Nous sommes des chrétiens en terre d’Islam. L’Islam est au Maroc depuis plus de 1000 ans. Il a profondément marqué ce peuple. Il lui a apporté sa langue, il a organisé sa vie familiale et civique, il a façonné les esprits et les cœurs, il a formé son tempérament religieux. Depuis 50 ans, des hommes et des femmes venus de France et d’Espagne, vivent au milieu d’eux. Ce sont des baptisés. Ils forment une Eglise, l’Eglise du Maroc. Comment ces deux communautés cohabitent-elles ? Mêlées ou juxtaposées ? Comment réagissent-elles l’une sur l’autre ? Des échanges, des enrichissements réciproques sont-ils possibles ? A quelles conditions ? Dans quelle mesure ? (…) Peu après notre arrivée, un notable marocain m’invitait à déjeuner. A la fin du repas, il m’interrogea longuement sur notre façon de vivre, notre pauvreté, notre célibat, les soins que nous donnions aux malades et aux enfants, notre prière. Puis il me demanda : « Pourquoi faites-vous tout cela ? » Je lui répondis simplement : « nous essayons de continuer sur la terre la vie de Sidna Aissa, de Notre Seigneur Jésus ». Il ne me posa plus de question. Il avait compris. (…) Dès le début de notre fondation, des hommes importants du voisinage montaient pour faire notre connaissance et s’enquérir avec soin de ce que nous faisions. Visiblement ils cherchaient à percer nos intentions. Ces inquiétudes ne sont pas complètement éteintes. Quand on parle des enfants que nous élevons, des coopératives que nous essayons d’organiser, ou bien du Cours International d’Eté, certains demandent où nous voulons en venir. C’est pourquoi la pleine clarté me parait préférable au silence qui laisse le champ libre au doute et aux malentendus. Qu’on se rassure : nous respectons la liberté des âmes, mais nous ne serions pas des serviteurs de Dieu si nous restions indifférents à leur salut. Qu’elles soient musulmanes ou juives, on comprend que nous n’envisageons le problème que dans les perspectives de notre foi (…). Nos amis musulmans s’en étonneront-ils ? Ne font-ils pas de même lorsque pour faire entendre que nous sommes vraiment religieux, ils déclarent « ce sont de vrais musulmans ».

   « Lettre de Toumliline », Frère Denis Martin, Prieur de Toumliline, 25 novembre 1957

“Je voudrais dire à nos amis chrétiens que notre commune présence dans ces réunions a un sens. Ce qui était impossible il y a quinze ans est devenu possible…des chrétiens, au moment où nous luttions pour notre indépendance, n’ont pas identifié leur présence au Maroc à un régime politique donné. Ils se sont séparés du régime politique, parce qu’il était provisoire, pour témoigner de la vie du Christ, parce qu’elle est permanente. C’est parce qu’ils ont voulu vivre la vie du Christ, devant les musulmans, sans autre but que de témoigner et de permettre aux uns et aux autres de nous enrichir de nos différences, que beaucoup de difficultés ont été épargnées et que la cohabitation s’est réalisée d’une façon naturelle, sans heurt, et presque comme un fruit mûr…” 

Moulay Ahmed Alaoui, cousin de Feu SM Hassan II, intervention à Toumliline intitulée « Principes d’Education selon Sa Majesté Mohammed V », Août 1957

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La FMA propose de redécouvrir une trilogie de textes écrits entre 1956 et 1960 sur Toumliline, les moines et les Rencontres Internationales, où chaque ensemble apporte un éclairage permettant de mieux comprendre cette aventure :

Les textes des intervenants aux RI de 1956 et 1957, rassemblés par les moines de Toumliline dans les recueils Toumliline I, II et III, sont disponibles sur le site de la FMA en langue d’origine. Ces publications sont un trésor pour nous tous, Marocaines et Marocains, car elles rassemblent les interventions des participants aux Rencontres de 1956 et 1957, rencontres majeures qui font partie de notre patrimoine interreligieux. Les discours exceptionnels de Marocains, Musulmans, et en premier lieu de Feu Sa Majesté Mohammed V, Feu Sa Majesté Hassan II et Feue SAR la Princesse Lalla Aicha, et beaucoup d’autres personnalités politiques majeures, côtoient les textes éblouissants d’intellectuels et de sommités mondiales du judaïsme comme de la chrétienté. Ces textes permettent de mesurer la qualité exceptionnelle des débats à Toumliline, ainsi que la clairvoyance des intervenants qui avaient, pour la plupart, anticipé que la question de l’altérité et de la capacité de l’accueil des différences serait décisive à l’avenir.

          

 Les synthèses des RI de 1956, 1957, 1958 et 1959 publiées par la revue « Confluent » en langue d’origine et traduites en arabe. Plus accessibles que l’important corpus détaillé de Toumliline I, II et III, ces articles de synthèse permettent un premier accès plus simple aux thématiques débattues lors de ces RI et de sentir « l’ambiance » particulière de ces RI.

Pourquoi s’arrêter à 1959 quand le Monastère a fermé ses portes en 1968 et la revue Confluent en 1967 ? Le choix qui a guidé la sélection des articles de synthèse est de montrer l’évolution progressive des RI, dès 1958, du dialogue œcuménique vers des débats sur les modalités techniques de construction des Etats africains nouvellement indépendants. D’interventions sur l’accueil de la foi de l’Autre en 1956 et 1957, les RI s’orientent dès 1958 vers des thématiques sur les communes, les découpages administratifs et le développement économique des pays pré-industrialisés en 1959.

Ce glissement de contenu témoigne de la porosité de Toumliline et des RI au contexte politique, à travers les participants aux RI. Ceux-ci, engagés dans la vie politique ou intellectuelle, sollicitent les moines pour ouvrir les RI à des questions concrètes de gestion sur lesquelles ils ont besoin de réfléchir. Les moines, soucieux d’être utiles, répondent positivement à ces demandes. C’est également à la demande des participants africains que les moines de Toumliline ouvriront deux monastères en Afrique de l’Ouest, le Monastère « Sainte Marie de Bouaké » en Côte d’Ivoire en 1960, et l’Abbaye « Saint Benoît de Koubri » au Burkina-Faso en 1961. La lecture de ces synthèses, outre leur apport intellectuel indéniable, montre cette évolution du positionnement des RI, d’espace de débats interreligieux à lieux de débats sur des réformes politiques et économiques. Ce changement de positionnement fera perdre à cet espace sa particularité aux yeux des acteurs politiques marocains. En « sécularisant » ses débats, il ne sera plus perçu comme un espace neutre de dialogue interreligieux mais comme un espace politique. Dès lors, il fera l’objet de rivalités politiques et idéologiques, devenant simultanément enjeu et otage, jusqu’à l’intenable, et le départ des moines en 1968.

 Le livre Benedictine and Moor : A Christian Adventure in Muslim Morocco de Peter Beach et William Dunphy, traduit en langue arabe et en français, est un travail académique exemplaire, d’une qualité exceptionnelle, réalisé en 1960. Il est d’un apport important pour le lecteur marocain parce qu’il détaille, sur la base de témoignages directs des moines, leur vie avant le Maroc et leur histoire au Maroc de 1956 à 1960. Le lecteur réalise à sa lecture que Toumliline fut porté par un groupe de personnalités monastiques exceptionnelles, des résistants pendant la Seconde Guerre Mondiale, des médecins, architectes, diplomates, tous travailleurs acharnés, dévoués et aux ressources multiples. La personnalité du Révérend Père Denis émerge fortement, par son rapport complexe avec les autorités militaires et politiques françaises et sa franchise lucide avec les Marocains.

Ce texte raconte également la montée en puissance du Monastère, la diversification vertigineuse de ses activités, fondant deux nouveaux monastères, un internat, un dispensaire qui a accueilli plus de 170 000 consultations, des Rencontres Internationales annuelles, des coopératives agricoles… Il décrit les signes avant-coureurs de l’étranglement financier progressif de ce projet qui, dix ans plus tard, conduira à son épuisement et sera un des éléments importants, à côté du contexte politique marocain, ayant décidé de sa fermeture.

       

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La mémoire n’est pas l’histoire, et il appartient aux historiens de reconstituer le récit et la causalité des évènements qui ont fait Toumliline. La démarche de la FMA est celle du passeur de mémoire, comme le coureur qui, dans une course, après avoir reçu un relai, le préserve et le passe au prochain coureur.

La course au relai est une course qui se gagne en étant solidaires. Ce travail est donc le fruit de nombreuses solidarités, partenariats et amitiés engagées de nombreuses personnes autant que d’institutions.

La FMA remercie le Conseil Préfectoral de la ville de Meknès, propriétaire du site, pour la reconnaissance et le soutien témoignés à notre démarche, qui se sont traduits par la signature d’un accord de partenariat dans lequel le site est mis à la disposition de la FMA pour la mise en œuvre du projet « Réinventer Toumliline ».

La FMA remercie les moines de l’Abbaye d’En Calcat pour avoir accepté immédiatement la reproduction des numéros de Toumliline I, II et III. Gardiens d’une mémoire qui est aussi la nôtre, hommes de prière et de discrétion, les moines ont observé la démarche progressive de la FMA, nos recherches, nos tâtonnements et ont toujours répondu avec bienveillance à nos demandes.

La FMA remercie Maitre Maurice Buttin pour avoir immédiatement autorisé la reproduction et la traduction des articles de la revue Confluent sélectionnés par la FMA. Cette revue avait été fondée par son père Maitre Paul Buttin. Chrétien convaincu, membre des « Français Libéraux », militant pour l’indépendance du Maroc, il avait rencontré les moines à l’occasion de séjours religieux au monastère. Paul Buttin est la personne qui, en 1954, met les moines de Toumliline en relation avec le Mouvement National marocain qui milite pour le retour du Sultan et l’indépendance du Maroc. Il fonde la revue Confluent en 1956, qui publiera et participera fidèlement aux RI de Toumliline. Maitre Paul Buttin décède en 1966. La revue sera fermée par son fils Maître Maurice Buttin en 1967.

« Il (avait) le besoin de vivre en chrétien, de montrer comment des Chrétiens peuvent se comporter au milieu de Musulmans et de pratiquer vis-à-vis du prochain, quel qu’il soit, les vertus enseignées par l’Evangile. Pour lui le Chrétien devait se conduire en témoin du Christ envers et contre tout, même si cela posait parfois de cruels problèmes de conscience. Paul Buttin était aussi un homme tourné vers ses frères humains, non pas seulement curieux de leur comportement et désireux de les comprendre, mais plein de sympathie a priori pour l’Autre et prêt à lui témoigner sa charité fraternelle, prêt à l’entraîner aussi s’il s’en sentait capable, vers cette vie de générosité et de don de soi que lui-même menait comme tout naturellement. »

       In Confluent, avril 1967, Hommage à Paul Buttin, Roger le Tourneau ; pp.197-199.

La vie et l’engagement de ce « Meknassi », avocat au barreau de Meknès, associé à l’avocat Driss Mhammedi ministre de l’indépendance du Maroc, illustrent un élément clé de la réussite du dialogue interreligieux à Toumliline : rester soi-même. Les Musulmans, Juifs et Chrétiens étaient ensemble pour ouvrir un dialogue, chacun depuis sa religion et avec sa religion. Il ne fut jamais question, ni pour les uns ni pour les autres, ni de changer de religion, ni d’inventer un nouveau corpus qui mélangerait leurs religions.

 « Au plan religieux, cela signifie que les Rencontres de Toumliline, bien loin d’aboutir à un syncrétisme, sont une prise de conscience, pour chacun, des possibilités d’entente et d’action commune, au-delà des différences qui l’enracinent dans sa propre communauté, dans sa propre croyance, différences qu’il serait vain et périlleux de nier et de renier : que l’autre soit lui-même comme je suis moi-même. Mais que ce soit dans le mutuel respect ! »

Marie-Rose Mayeux, « Cours Internationaux d’été de Toumliline, 1956 – 1957 – 1958 –    1959 », in Archives de sociologie des religions, Janvier-Juin 1960, No. 9, (Janvier-Juin 1960), p. 84

La FMA remercie la Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc pour son assistance quotidienne, le soutien engagé de son directeur M. Mohammed El Ferrane et la disponibilité souriante de ses équipes. Le respect de ces personnes envers le livre, les textes et les documents est une leçon pour nous tous.

La FMA remercie l’USAID qui a financé ce projet dans le cadre du projet DAKIRA  (REMA, Religious and Ethnic Minority Activity). Ce soutien à une démarche citoyenne de préservation et de diffusion d’une production intellectuelle exceptionnelle témoigne de la permanence et de la fidélité de l’USAID et du peuple américain à une parole donnéepar leurs prédécesseurs à Feu SM Mohammed V et aux moines de Toumliline de soutenir cet espace de dialogue exceptionnel.

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